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Origine : http://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2001-1-page-257.htm
L’idée de ce très volumineux ouvrage [1] est née d’un étonnement, celui de la faiblesse actuelle de la critique à l’égard d’un constat d’une évidence manifeste pour les auteurs : d’un côté, « le capitalisme mondial entendu comme la possibilité de faire fructifier son capital par l’investissement économique ou le placement économique » (p. 21) connaît une expansion inégalée alors que, dans le même temps, la situation économique et sociale d’un grand nombre de personnes se dégrade même si l’on se contente de circonscrire l’examen à la seule situation française. Après une telle entrée en matière, on pourrait craindre un remake de la mise en exergue des contradictions internes du capitalisme. Il n’en est rien car ce qui préoccupe Luc Boltanski et Ève Chiapello (désormais B et C) est le fait que, malgré sa bonne santé apparente, « il (le capitalisme) connaît une crise importante dont témoigne le désarroi grandissant qui menace l’accumulation » (p. 42). Mais de quelle crise s’agit-il alors même que l’on vient d’affirmer que le capitalisme est florissant ? Dans son essence, en effet, « le capitalisme est une forme ordonnatrice de pratiques collectives parfaitement détachées de la sphère morale au sens où elle trouve sa qualité en elle-même » (p. 58). Si l’on peut oser l’analogie, il ressemble à la colombe dont Kant se plaisait à citer l’exemple : désirant voler de plus en plus vite et de plus en plus haut, l’animal rêvait du vide pour se débarrasser de la résistance de l’air. Comme la colombe, le capitalisme aspire au vide mais comme pour la colombe, le vide lui serait fatal. Pour continuer à se développer, il a besoin de trouver ailleurs qu’en lui-même des principes de justification qui légitiment l’engagement fort des acteurs. Il a besoin de la critique comme l’oiseau a besoin de l’air pour voler, car il ne peut s’appuyer que sur ce qui résiste. Donc le capitalisme dont on nous a affirmé la bonne santé va sans doute connaître (ou connaît ?) une crise, à défaut de pouvoir s’appuyer sur une critique qui lui permettrait de s’amender tout en favorisant à nouveau l’engagement des acteurs dans son expansion. L’ambition des auteurs est alors de comprendre les raisons de l’affaiblissement de la critique au cours des vingt-cinq dernières années et de proposer un support théorique à une nouvelle critique permettant ainsi de « renforcer la résistance au fatalisme sans encourager le repli dans un passéisme nostalgique » (p. 29). Il ne s’agit donc pas de remettre en cause d’une quelconque manière le capitalisme, au contraire car « si le capitalisme a survécu, c’est bien parce qu’il est vu comme le meilleur des ordres possibles ». Il reste à trouver, à partir d’une réflexion sur l’essence du capitalisme, les fondements de cette critique non radicale qui vise seulement à le contraindre sans le subvertir.
Bien que formellement divisé en trois parties, l’ouvrage qui nous est proposé procède d’un rythme à deux temps : une introduction tout entière consacrée au cadre théorique de l’analyse suivie d’un long développement à visée démonstrative et normative.
1. Le cadre de l’analyse
Le capitalisme a besoin d’un esprit
À la suite de F. Braudel auquel ils se réfèrent explicitement, B et C distinguent le capitalisme de l’économie de marché, cette dernière servant à l’alimenter, et adoptent une définition minimale du capitalisme caractérisé par deux traits : « une exigence d’accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques » (p. 38) et le salariat. Ainsi présenté, et comme le soulignent les auteurs, le capitalisme est d’une certaine manière absurde et rien ne permet d’expliquer l’engagement des acteurs au service d’une fuite en avant de l’accumulation pour elle-même et l’acceptation passive de la subordination. Pour que les acteurs s’engagent, il faut qu’ils aient de bonnes raisons pour le faire et ces bonnes raisons, à l’instar de la thèse soutenue par Max Weber, sont à trouver dans l’esprit du capitalisme. De Max Weber, B et C disent retenir l’idée que les hommes ont besoin de raisons morales fortes pour adhérer au capitalisme mais, selon eux, ces raisons individuelles ne suffisent pas et ils empruntent à Hirshman une seconde source de justification en termes de bien commun. Il faut ainsi à la fois trouver des motifs pour s’engager et comprendre en quoi l’engagement sert le bien commun. L’esprit du capitalisme n’est plus défini par un contenu substantiel, un ethos, il devient une « forme pouvant faire l’objet d’un remplissage très différent », c’est « un ensemble de croyances associé à l’ordre capitaliste, qui contribue à justifier cet ordre et à soutenir, en les légitimant, les modes d’action et les dispositions qui sont cohérents avec lui » (p. 46), « c’est l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme » (p. 42) [2], cette dernière étant définie à la suite de Dumont comme un ensemble de « croyances partagées inscrites dans des institutions » (p. 35) et non pas dans son sens marxiste d’outil au service de la classe dominante, utilisé pour tromper et manipuler les masses laborieuses. Il reste à trouver un contenu à cette forme qu’est devenu l’esprit du capitalisme.
Pour que l’esprit du capitalisme fonde « des croyances partagées », il doit fournir des réponses à trois grandes questions (p. 53) : « l’enthousiasme », qui supporte le choix autonome de tous, y compris des moins bien lotis, à s’engager dans le processus d’accumulation, l’assurance d’une sécurité minimale pour soi et ses enfants et enfin, la justification en termes de bien commun de la gestion de l’entreprise capitaliste. En empruntant à Weber des termes que les auteurs n’utilisent pas, l’esprit du capitalisme doit impérativement permettre aux acteurs de combiner deux types de rationalité : une rationalité en finalité : « un actant agissant pour la réalisation du profit » et une rationalité axiologique : « un actant qui juge au nom de principes universels les actes du premier ». L’accord sur ces principes universels est une « convention très générale orientée vers le bien commun et prétendant à une validité universelle, modélisée sous le concept de cité » (p. 61). La cité [3] est, comme le rappellent les auteurs dans une note de bas de page un « dispositif critique autoréférentiel ». Les cités sont des « métaphysiques politiques » qui combinent deux niveaux. Le premier est constitué par les humains et les objets qui la peuplent, le second par des « conventions permettant l’établissement d’équivalences susceptibles de dépasser les particularités des personnes et des choses » (p. 777, n. 21). Ces conventions dont il est ici question ne se situent pas dans le main stream de l’économie de conventions (Lewis, Favereau) [4] ou de la sociologie qui s’en rapproche le plus (Reynaud) [5] et que les auteurs n’évoquent pas, conventions qui reposent sur des anticipations spéculaires dans le premier cas, sur des « régulations conjointes » partielles, temporelles, éventuellement hétéroclites et peu contraintes chez Reynaud. Pour B et C, la convention est un ordre qui doit faire sens pour tous et qui doit être justifié à l’occasion « d’épreuves orientées vers la justice » et qui donc « ont toujours pour objet l’ordre de grandeur des situations » (p. 62). L’accord sur l’ordre des grandeurs « suppose un accord plus fondamental sur un principe d’équivalence par rapport auquel peut être établie la grandeur relative des êtres en présence » (p. 63). Les principes d’équivalence ou principes supérieurs communs ont une légitimité à la mesure de la validité universelle à laquelle ils peuvent prétendre. L’appartenance à la cité et à son ordre est alors acceptée par tous dans la mesure où les grands de la cité œuvrent pour le bien commun et donc profitent aux petits. L’ordre de justice est construit à partir des épreuves qui fondent la légitimité de l’ordre proposé : il est justifiable en référence à une norme de bien commun qui est conventionnelle. L’ordre théorique ainsi établi est un ordre stable où le conflit entre les petits et les grands ne peut exister : « L’état de grand, parce qu’il contribue au bien commun, contient “l’état de petit” » (p. 182).
Le capitalisme a besoin de la critique
La critique à l’égard du capitalisme, rappellent les auteurs, est aussi ancienne que le capitalisme lui-même et elle s’exprime à un premier niveau sous la forme de l’indignation qui se décline autour de quatre thèmes : le désenchantement du monde et la destruction de l’authenticité des personnes et des objets, l’oppression des faibles et des petits, le développement des inégalités et la persistance de la misère, les conduites égoïstes et opportunistes des grands qui conduisent à la destruction des liens sociaux. Ces ingrédients de l’indignation doivent être intégrés dans un cadre théorique pour qu’un travail critique puisse être opéré. Leur hétérogénéité conduit, de fait, à distinguer deux axes critiques privilégiés. Le premier : « la critique artiste » s’appuie sur les deux premières causes d’indignation mentionnées : l’inauthenticité et l’oppression. Le second, en recouvrant les deux derniers thèmes composant l’indignation, fonde « la critique sociale » déployée sur une théorie de l’exploitation. Les critiques ont sur l’esprit du capitalisme trois types d’effets possibles : elles peuvent le délégitimer et lui enlever son efficacité ; elles contraignent les porte-parole du capitalisme (les grands patrons, les directeurs salariés de grandes entreprises, les gestionnaires de fonds) à le justifier en termes de biens communs par une opération de récupération éventuelle du contenu de la critique, mais le capitalisme peut aussi manœuvrer de telle sorte qu’il réussisse à se soustraire à l’obligation de justification en déplaçant l’objet de la critique (on ferme par exemple les usines fortement utilisatrices de main-d’œuvre peu qualifiée et on les implante à l’étranger). Quelles que soient les manœuvres opérées, le redéploiement du capitalisme va créer de nouveaux problèmes, de nouvelles injustices, parce qu’il n’est pas dans son essence de se poser la question de la justice. Progressivement, de nouvelles analyses des situations ainsi créées s’élaborent « favorisant une reprise de la critique (qui) conduit à la formation de nouveaux points normatifs avec lesquels le capitalisme doit composer » (p. 80). La critique naît lorsqu’est constaté un écart entre la réalité observée et la réalité désirable définie par la convention de justice.
En survolant l’histoire du capitalisme, B et C distinguent à partir d’une périodisation sommaire, trois esprits du capitalisme qui se seraient, selon eux, succédé dans le temps, si l’on accepte de ne pas prendre en compte « l’espèce de reconstitution historique de l’ethos ayant inspiré le capitalisme originel que l’on trouve dans l’œuvre de Weber » (p. 54). Pour en éviter la description, on peut en proposer la synthèse suivante :
La thèse brièvement résumée de B et C s’appuie explicitement sur une théorie du changement social dont ils disent eux-mêmes qu’elle appartient au troisième type identifié par R. Boudon et qui porte attention aux formes du changement [6]. Pour illustrer ce type, Boudon cite deux exemples : la triade hégélienne et les révolutions scientifiques de Kuhn. On a bien affaire, chez B et C, a une analyse du changement présentée sous le mode ternaire de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse. Le système capitaliste se caractérise par une « exigence d’accumulation illimitée du capital par des moyens pacifiques » et il est, par essence, amoral : thèse. Parce qu’il est amoral et ne peut que l’être, il contraint fortement les individus et suscite des réactions plus ou moins violentes à l’ordre qu’il prétend imposer. Laissé à sa dynamique propre, il suscite une prise de distance qui fait courir un risque majeur à l’accumulation (antithèse). Afin d’assurer sa permanence, des compromis sont élaborés à partir d’une matrice de gains qui permet à tout le monde de s’y retrouver (synthèse). Dans le raisonnement qui nous est proposé, on est loin de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave parce que l’hypothèse sous-jacente qui sert de fil conducteur au raisonnement est celle de la permanence du système conçu comme « le meilleur des ordres possibles ». La convention de justification qui fonde l’engagement de l’acteur et permet la coordination de l’action est fonction de la structure de la situation, de l’état et des caractéristiques du capitalisme à un moment donné de son histoire. Il est dès lors logique que les conventions changent dans le temps.
Le changement au sein du système est induit par des causes endogènes (mais à ce niveau de globalité de l’analyse, elles sont forcément endogènes), des dysfonctions qui peuvent prendre une ampleur telle qu’elles sont susceptibles d’affecter son développement, voire de l’anéantir. Pour que le système retrouve un nouvel équilibre, il faut que soit trouvé un accord sur un ordre qui arrive à justifier l’inégalité des rétributions en fonction de l’inégalité des investissements dans l’action. Comme le rappelle justement B. Gazier [7] les auteurs se posent une question similaire à celle que soulève Rawls dans sa théorie de la justice, celle d’une exigence de communauté qui doit faire sens pour tous, quelle que soit la place occupée en son sein. Mais, alors que Rawls appuie sa théorie sur la fiction d’une unanimité préalable, une « position originelle » qui fondent ses deux grands principes de justice [8] qui donnent sens à l’adhésion, chez B et C, l’ordre de justice est construit à partir d’épreuves situées dans le contexte de l’action. Le bien commun, tel qu’ils le conçoivent, ne concerne en rien la justice sociale. Il est défini a minima comme ce qui permet à tous de poursuivre leur engagement dans un régime d’accumulation où chacun doit pouvoir trouver une rétribution proportionnelle à sa contribution et accepter cette proportionnalité en référence à des normes d’équivalences conjoncturellement admises par tous.
En s’appuyant sur ce cadre théorique, les auteurs vont s’attacher à décrire et à analyser l’émergence d’un nouvel esprit du capitalisme né en partie de la déstabilisation du deuxième esprit du capitalisme induite par ses dysfonctionnements, et les principes de justice sur lequel il doit reposer pour contraindre les nouvelles formes de son développement.
2. Crise du capitalisme et nécessité d’une nouvelle convention de justice
La naissance d’un nouvel esprit du capitalisme...
S’inspirant de la démarche de Weber et de Sombart, pour s’informer sur l’esprit du capitalisme, B et C utilisent la littérature de management destinée aux cadres. À défaut de l’existence de textes aussi « exemplaires » que ceux de B. Franklin ou d’Alberti, les auteurs adoptent le parti de retenir un corpus d’une soixantaine d’ouvrages ou de textes publiés dans les années 1960 et un corpus identique en volume pour la fin des années 1980 et la première moitié de la décennie. La sélection des textes a été opérée parce qu’ils ont « une coloration normative et cherchent à promouvoir des pratiques jugées plus efficaces économiquement. Ils ont pour but d’être directement utiles aux entreprises, se veulent constructifs et présentent des recommandations » (p. 642). On ne s’interroge guère sur la traduction en pratiques observées de ces recommandations. On n’en saura guère plus sur la justification du choix des auteurs retenus. Pourquoi figurent dans le premier corpus un texte de F. Bloch Lainé et pas un texte de Pierre de Calan dont les ouvrages respectifs avaient suscité à l’époque une très violente polémique au sein du CNPF tant ils présentaient deux conceptions opposées de l’entreprise et du rôle du capitalisme en son sein, polémique conclue à l’avantage du second ? Pourquoi le texte d’un seul syndicaliste (A. Malterre) à l’exclusion de ceux des autres responsables des fédérations de cadres ? Pourquoi le texte de C. Midler dans le second corpus sauf à penser qu’il colle trop bien a priori avec ce qui veut être démontré ? On ne nous épargne rien sur la qualité et la performance du logiciel qui a permis un traitement de ces données, comme si les résultats en pourcentages, lignes et colonnes suffisaient à légitimer le choix de ce qui a été mis dans la boîte ! Quoi qu’il en soit, l’exploitation de ces deux corpus permet aux auteurs de mettre en évidence des oppositions nettes quant aux préoccupations normatives et aux formes de mobilisation dominantes au cours des deux périodes.
Aux années 1960 correspond la direction par objectifs et la décentralisation méritocratique qui permet de répondre à l’insatisfaction des cadres lorsqu’ils étaient considérés dans leurs seuls rôles de courroie de transmission ou de techniciens purs. Ce qui sert de repoussoir est la logique du monde domestique et la bourgeoisie patrimoniale (il n’est cependant guère difficile de trouver de tels résultats quand on a exclu du corpus les textes qui la défendent !). La hiérarchie n’est pas remise en cause, mais elle est désormais fondée sur le mérite et la responsabilité. La décentralisation et le contrôle des résultats favorisent l’autonomie, d’autant plus que celle-ci est alors associée à la sécurité de l’emploi. L’entreprise se voit confier un rôle central dans le progrès social et le management sert la démocratie, l’État-providence complétant harmonieusement ce dispositif. Le corpus des années 1990 met par contraste en exergue l’abolition de la hiérarchie et la substitution d’un contrôle de type marchand au contrôle hiérarchique, l’importance de la concurrence et du changement permanent, le travail en équipes, les vertus de la « maigreur », le réseau et le projet. Le monde contemporain a, en effet, pour caractéristique principale d’être un monde en réseau. « Sur le tissu sans couture du réseau, les projets dessinent une multitude de mini-espaces de calcul à l’intérieur desquels des ordres peuvent être engendrés et justifiés » (p. 157). C’est donc à partir du projet, « ce bout de réseau fortement activé... cette poche d’accumulation temporaire créatrice de valeurs » (p. 157) que l’on va pouvoir mettre à jour les principes de jugement et les épreuves de grandeur. L’activité et non le travail, les projets qui se succèdent et qui, en multipliant les connexions, étendent le réseau marquent cette cité « connexionniste ». Le grand est celui qui est flexible polyvalent, actif et autonome donc employable. Le prix à payer pour cette grandeur (la formule d’investissement) est l’absence d’attachement à des biens matériels comme à sa personnalité et les auteurs n’hésitent pas à formuler l’hypothèse d’un lien possible entre l’apparition de cette cité par projets et l’effondrement de la cité domestique curieusement rabattue sur sa seule dimension familiale. L’engagement dans un nouveau projet à la fin d’un projet est l’épreuve de vérité qui prouve la grandeur. A contrario, le petit est caractérisé par une incapacité à s’engager, à communiquer, par sa rigidité. Le petit n’est pas connecté au réseau, il est désaffilié. Mais pour être vraiment grand, le grand doit s’occuper du petit en le rendant « employable » sans que l’on sache très bien ce que peut signifier ce terme. Dans la cité par projets, l’homme devient le produit de son propre travail sur soi, la distinction entre vie privée et vie professionnelle s’efface et la besogne laisse la place à l’activité. Cette description très sommairement résumée du monde en réseau n’est pas née de la seule imagination des auteurs, mais des préconisations qui font florès dans les livres de management étudiés et dont, semble-t-il, on fait l’hypothèse que cela correspond à la réalité des dispositions dominantes. Les auteurs ont cependant la certitude que ce modèle est désormais une réalité et, s’il a pu s’installer « subrepticement » et supplanter tous les autres pour fonder un nouvel esprit du capitalisme, cela est dû aux transformations qu’a connues le capitalisme depuis 1968.
Comme réponse aux effets pervers du capitalisme des années 1960
De 1968 jusqu’au milieu de la décennie suivante, critique artiste et critique sociale se conjuguent pour dénoncer l’exploitation capitaliste et l’aliénation dans un ensemble de revendications qui expriment à la fois l’allergie au travail, les mauvaises conditions de travail, et une demande d’autonomie. La thèse soutenue est que le patronat va intégrer, en modifiant l’organisation du travail et en améliorant l’environnement du travail, la critique sur les conditions de travail et la demande de plus d’autonomie exprimée par les salariés, mais ceci se fera en échange d’une flexibilité accrue et d’une précarisation croissante qui pourront se développer impunément parce que la critique sociale est désarmée. Avant d’examiner les raisons de la faiblesse de la critique sociale, il faut s’arrêter sur la méthode utilisée. Pour démontrer comment le patronat réintègre la critique sur les conditions de travail, les auteurs qui citent en annexes de nombreuses sources, utilisent presque exclusivement les travaux de Durand et Dubois sans examen des thèses contraires. Sans entrer ici dans une critique détaillée, on ne peut que s’étonner, par exemple, de la vision qui nous est proposée d’un CNPF qui aurait formé, à l’époque, un bloc uni [9]. Rien n’est dit par exemple sur le Club de Rome et du mouvement pour la croissance zéro qui a tant agité l’intelligentsia de l’époque. L’analyse proposée des conflits du travail est superficielle et ne s’interroge guère, comme a pu le faire J..D. Reynaud [10] sur les causes et les raisons de l’efficacité de l’action collective à cette époque. Mais cela conduirait sans doute les auteurs à minorer fortement la place de la critique dans leur dispositif théorique pour intégrer des données aussi triviales que l’état du marché du travail (et en particulier la pénurie de main-d’œuvre manuelle qui préoccupait autant le patronat que les pouvoirs publics et qui rendait si efficace les conflits de cette catégorie de travailleurs) ou les transformations de l’appareil productif et du marché des produits. En s’appuyant essentiellement sur les enquêtes emploi et conditions de travail (INSEE et DARES), B et C décrivent ensuite, plus qu’ils n’analysent, ce que A. Supiot nomme les métamorphoses de la subordination et ripent sans le justifier d’une approche individualiste qu’ils revendiquent comme paradigme de référence à un holisme simplificateur qui associe la précarisation à la seule logique capitaliste. La dualisation du marché du travail est constatée, la segmentation n’est pas expliquée.
Cette « déconstruction du monde du travail » qui va s’opérer à partir du milieu des années 1970 a été facilitée par l’affaiblissement du syndicalisme et la mise en cause des classes sociales. L’affaiblissement du syndicalisme tient à la fois à des politiques patronales répressives et de contournement, à la mobilité de la main-d’œuvre et à des problèmes internes aux syndicats qui n’ont pas su prendre l’exacte mesure des transformations en cours et qui auraient été, selon B et C, « des victimes semi-consentantes de la critique artiste » (p. 369). Accusés de corporatisme par la critique artiste, les syndicats auraient procédé à des changements organisationnels internes afin de « supprimer les lieux où les adhérents auraient pu construire une unité d’action sur le partage d’une communauté de destin » (p. 371). Citant les seules analyses de D. Labbé et oubliant par exemple les travaux de D. Segrestin [11] reproche tacite est ainsi fait aux syndicalistes d’avoir renforcé la logique de branche au détriment de celle des métiers, sans intégrer le rôle joué par le cadre historique et institutionnel impulsant cette logique. Quant à la mise en cause des classes sociales, il est difficile de savoir de quoi parlent les auteurs qui, à défaut de définir la notion, empruntent tantôt à Marx et tantôt à Weber les éléments de leur analyse. En fait, plus que des classes sociales, il s’agirait d’une crise du système de catégorisation appuyé sur celles des grilles de classification qui est en cause : « L’espace des classes sociales qui avait constitué jusqu’aux années 1980 un cadre de référence commun à la fois pratique et cognitif, notamment dans la forme que leur avait donné dans les années 1950 la classification des catégories socioprofessionnelles (CSP) de l’INSEE, s’est en effet brouillé et a cessé d’aller de soi » (p. 375).
Le « sens ordinaire de la justice » dans la cité par projets
Ce nouvel esprit du capitalisme qui se développe au sein d’un monde connexionniste a besoin de la cité par projets pour y découvrir « les appuis normatifs dont il a besoin pour que puissent être justifiés les chemins de profit qui caractérisent le nouveau monde capitaliste » (p. 424). En effet, le monde connexionniste n’est exempt ni de conduites égoïstes, ni de l’exploitation des petits par les grands. Pour réduire l’exploitation connexionniste, B et C pensent que « les discussions actuelles autour des notions comme celles d’employabilité, de compétence, d’activité et de contrat d’activité, ou de revenu universel dessinent la possibilité d’une nouvelle formulation des problèmes liés à la mobilité et proposent un nouveau compromis entre autonomie et sécurité compatible avec la logique d’une cité par projets » (p. 473). En s’appuyant sur ce cadre, les auteurs reprennent à leur compte une série de mesures qui sont dans l’air du temps, visant par exemple à recenser les membres des projets, à veiller au maintien de l’employabilité tantôt définie comme la capacité à s’insérer dans un nouveau projet et tantôt comme un droit qui s’exerce au moyen des bilans de compétence ou des référentiels de compétence, à l’égalité des chances de mobilité par le biais des CES ou du RMI, à la mise en place d’un statut de l’activité. Ils soutiennent également la taxe Tobin, l’Euro, les procédures de certification et le contrôle des marchés. Ce pot pourri de mesures censé fonder les principes de justice laisse perplexe et cette perplexité ne peut que croître face à celles proposées pour fonder la critique artiste de l’inauthenticité. Selon B et C, le paradoxe à résoudre est que l’on observe bien la persistance d’une exigence d’authenticité alors même que, dans un monde en réseau, la fidélité à soi étant un signe de rigidité, « l’authenticité ne peut plus se poser ». Ils préconisent pour satisfaire à cette exigence de « ralentir le rythme des connexions » et conseillent aux acteurs l’adoption d’une identité privilégiée. Il convient surtout de réaménager « la relation entre profit et morale » en limitant la sphère marchande et en accordant à tous le privilège jusque-là réservé aux seuls fonctionnaires : celui d’un statut assurant la sécurité, mais non dépourvu d’épreuves. Autrement dit, il s’agit ni plus ni moins de la disparition du salariat pourtant partie intégrante de la définition du capitalisme.
Telle qu’elle est décrite, la cité par projets apparaît à la fois comme un assemblage de mesures hétéroclites et un discours moralisant dont on voit mal comment il peut fonder les références nécessaires à la construction d’une convention de justice. Il semble par ailleurs, à suivre les auteurs, que cette cité par projets soit appelée à devenir hégémonique, mais s’agit-il de la cité par projets ou du monde en réseaux dont nous parle Castells [12] À une question pertinente qui porte sur les exigences de justice nécessaires à la régulation de ce nouveau monde, les auteurs, pour l’instant, n’apportent guère de réponse bien convaincante.
On pourrait au terme de cette lecture reprendre en les transposant une partie des critiques très vives adressées par Jean-René Tréanton à Boltanski et Thévenot à propos de leur ouvrage : De la justification [13] Tréanton reprochait aux auteurs la désinvolture dont ils faisaient preuve à l’égard de leurs sources. L’ouvrage qui nous est ici proposé est si long, les notes de bas de page si nombreuses qu’il est possible de se laisser impressionner par l’importance de la documentation rassemblée. On ne peut dès lors qu’être irrité de constater que seuls quelques auteurs sont utilisés qui abondent dans le sens de la thèse, que tout un pan important de la sociologie ou de l’économie consacré au travail et aux relations professionnelles est totalement ignoré. Assurément ce livre aurait gagné à être très épuré. On a souligné les limites plus sérieuses de la démonstration proposée à partir de prémisses théoriques qui méritaient sans doute un meilleur traitement. Enfin, si les cités, comme le soutiennent les auteurs, sont des « métaphysiques politiques », l’absence totale d’une réflexion sur la place et le rôle de l’État tant dans le dispositif théorique que dans la démonstration qui nous sont présentés contribue à rendre bien fragile l’ensemble de l’édifice qui nous est proposé.
Françoise PIOTET
Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne /
Laboratoire Georges-Friedmann
Notes
[1] 640 pages de texte, 115 pages de notes, une bibliographie de 28 pages et 19 pages « d’appendices » méthodologiques.
[2] Fernand Braudel dont les auteurs se sont manifestement beaucoup inspirés exprime cette même idée : « Privilège du petit nombre, le capitalisme est impensable sans la capacité active de la société... Il faut d’une certaine manière que la société tout entière en accepte plus ou moins consciemment les valeurs » (La dynamique du capitalisme, Paris, Champs/Flammarion, 1985, p. 67).
[3] Cette notion a longuement été développée dans L. Boltanski et L. Thévenot, 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard.
[4] 1989, « L’économie des conventions », Revue économique, 40 (2).
[5] J.-D. Reynaud, 2000 [1989, 1993], Les règles du jeu, Paris, Armand Colin.
[6] R. Boudon, 1998 [1984], La place du désordre, Paris, PUF, coll. « Quadrige », p. 31.
[7] B. Gazier, 1996, « Justice, calcul et convention : à propos de De la justification, de L. Boltanski et L. Thévenot », Sociologie du travail, no 4, p. 597-605.
[8] Les deux principes de justice sont les suivants :
1 / Toute personne a un droit égal à l’ensemble le plus étendu de libertés fondamentales égales qui soit compatible avec le même ensemble de libertés pour tous ;
2 / Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire deux conditions : elles doivent
a) être attachées à des fonctions et positions ouvertes à tous dans des conditions de juste égalité des chances ;
b) fonctionner au plus grand bénéfice des membres les plus défavorisés de la société
(J. Rawls, 1987, [1971], Théorie de la justice, Paris, Le Seuil).
[9] On regrette aussi des approximations qui peuvent donner l’impression d’un travail d’information un peu hâtif. À titre d’exemple, B et C n’hésitent pas à écrire : « À la fin des années 1960 et au début des années 1970, le CNPF qui à côté des directeurs des grandes entreprises dont la voix s’exprime surtout par l’intermédiaire du Centre des jeunes dirigeants... » (p. 265) Mais le CJd ne compte dans ses rangs aucun dirigeant de grande entreprise !
[10] J.-D. Reynaud, 1973, « Tout le pouvoir au peuple ou de la polyarchie à la pleistocratie », dans Une nouvelle civilisation ? Hommage à Georges Friedmann, Paris, Gallimard, p. 76-92.
[11] D. Segrestin, 1975, « Du syndicalisme de métier au syndicalisme de classe : pour une sociologie de la CGT », Sociologie du travail, no 2. Du même auteur, 1985, Le phénomène corporatiste, Paris, Fayard.
[12] M. Castells, L’ère de l’information, t. I (1996, 1998) ; La société en réseaux, t. II (1997, 1999) ; Le pouvoir de l’identité, t. III (1998, 1999) ; Fin de millénaire, Paris, Fayard.
[13] J.-R. Tréanton, 1993, « Tribulations de la justice », Revue française de sociologie, 34 (4), p. 627-656.
http://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2001-1-page-257.htm
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